36

Une branche sèche craqua sous les pieds de Sutton et l’homme à la clé se tourna lentement vers lui. Un sourire rapide, doucereux, s’étendit sur son visage et le plissa tout entier pour dissimuler la stupéfaction qui se reflétait dans ses yeux.

— Bonsoir, dit Sutton.

John H. Sutton n’était plus qu’un point qui avait presque atteint le haut de la colline. Le soleil avait dépassé le zénith et descendait vers l’ouest. En bas, dans la vallée de la rivière, une demi-douzaine de corbeaux croassaient et c’était comme si ce bruit venait du sol même.

L’homme tendit la main :

— Monsieur Sutton, n’est-ce pas ? Le monsieur Sutton du 80e siècle.

— Lâchez cette clé, dit Sutton.

L’homme fit comme s’il n’entendait pas :

— Je m’appelle Dean, Arnold Dean. Je viens du 84e siècle.

— Lâchez cette clé, répéta Sutton, et Dean la laissa tomber.

(Sutton la repoussa du pied jusqu’à ce qu’elle soit hors de portée :) C’est mieux comme ça… Maintenant, asseyons-nous et causons.

Dean fit un geste du pouce :

— Le vieux bonhomme va revenir. Il ne va pas tarder à se sentir intrigué et il reviendra. Il avait un tas de questions qu’il a oublié de poser.

— Pas avant un bon moment, dit Sutton. Pas avant d’avoir mangé et fait sa sieste.

Dean émit un grognement et s’assit le dos contre sa machine.

— Les facteurs dus au hasard, dit-il, voilà ce qui embrouille un plan. Vous êtes un facteur dû au hasard, Sutton. Ce n’était pas prévu.

Sutton s’assit tranquillement et ramassa la clé à molette. Il la soupesa. Du sang, pensa-t-il, comme s’il parlait à l’outil. Tu auras du sang à une extrémité avant la fin de la journée.

— Dites-moi, fit Dean. Maintenant que vous êtes ici, qu’avez-vous l’intention de faire ?

— Pas si vite, dit Sutton. C’est à vous de parler. Vous allez me dire quelque chose que j’ai besoin de savoir.

— Volontiers.

— Vous avez dit que vous veniez du 84e siècle. Quelle année ?

— 8386, mais si j’étais vous, j’irais un peu au-delà. Vous en découvririez davantage qui vous intéresse.

— Mais vous estimez que je ne pourrai jamais aller aussi loin que cela. Vous pensez que vous gagnerez.

— Bien entendu.

Sutton creusa le sol avec la clé.

— Il y a quelque temps, dit-il, j’ai découvert un homme qui est mort peu après. Il m’a reconnu et il a fait un signe, avec ses doigts levés.

Dean cracha par terre.

— Un androïde, dit-il. Ils vous ont voué un culte, Sutton. Ils ont bâti une religion autour de vous. Parce que, voyez-vous, vous leur avez donné un espoir auquel s’accrocher. Vous leur avez donné une sorte d’égalité, quelque chose qui les rend, d’une certaine manière, égaux aux hommes.

— Je suppose, dit Sutton, que vous ne croyez rien de ce que j’ai écrit.

— Est-ce que je le devrais ?

— Je le crois.

Dean resta muet.

— Vous vous êtes emparé de ce que j’ai écrit, reprit Sutton calmement, et vous essayez de l’utiliser pour en faire un échelon de plus dans l’échelle de la vanité humaine. Vous n’avez absolument rien compris. Vous n’avez aucun sens de la destinée parce que vous n’avez laissé aucune chance à la destinée.

Et il se sentait ridicule de parler ainsi. Cela ressemblait tellement à un prêche ! Tellement à ce que les hommes du temps jadis avaient dit de la foi, alors que la foi n’était qu’un mot avant de devenir une force avec laquelle il fallait réellement compter. Comme les prédicants d’autrefois avec leur Bible, les prédicants qui portaient des bottes de cuir et dont les cheveux grisonnants étaient ébouriffés et la barbe flottante, tachée de tabac.

— Je ne vous ferai pas de sermon, dit-il, furieux de la manière habile dont Dean l’avait mis sur la défensive. Je ne vous infligerai pas un prêche. Vous acceptez la destinée ou vous l’ignorez. Pour autant que cela me concerne, je ne lèverai pas un doigt pour convaincre un homme en particulier. Le livre que j’ai écrit vous dit ce que je sais. Vous pouvez le croire ou ne pas le croire… cela m’est tout à fait égal.

— Sutton, dit Dean, vous vous tapez la tête contre les murs. Vous n’avez pas une chance. Vous vous battez contre le genre humain. Tout le genre humain est contre vous… et rien n’a jamais résisté au genre humain. Vous n’avez avec vous qu’une bande d’androïdes misérables et quelques humains renégats… le genre d’hommes qui accouraient en foule aux cérémonies des anciennes religions.

— L’empire est bâti sur des androïdes et des robots, répondit Sutton. Ils peuvent se débarrasser de vous au moment où ils le voudront. Sans eux, vous ne pourriez pas tenir la moindre parcelle de terrain hors du système solaire.

— Ils nous resteront fidèles dans cette affaire d’empire, répliqua Dean très confiant. Ils peuvent se battre contre nous pour cette histoire de destinée, mais ils resteront avec nous parce qu’ils ne peuvent pas se tirer d’affaire sans nous. Ils ne peuvent pas se reproduire, vous le savez. Ils ne peuvent pas se faire eux-mêmes. Il leur faut des êtres humains pour que leur race se perpétue, pour remplacer ceux qui se font démolir. (Il ricana :) Jusqu’à ce qu’un androïde puisse créer un autre androïde, ils nous resteront fidèles et ils collaboreront avec nous. Parce que s’ils ne le faisaient pas, ce serait un suicide racial.

— Ce que je ne peux pas comprendre, dit Sutton, c’est comment vous savez quels sont ceux qui vous combattent et ceux qui vous sont fidèles.

— Ça, dit Dean, c’est le plus embêtant… nous ne le savons pas. Si nous le savions, nous en aurions vite fini avec cette sale guerre. L’androïde qui vous a combattu la veille peut astiquer vos chaussures le lendemain, et comment le savoir ? La réponse est : vous ne pouvez pas le savoir.

Il ramassa une petite pierre et la lança dans l’herbe de la prairie.

— Sutton, reprit-il, cela a de quoi vous rendre fou. Pas de bataille, en fait. Simplement des escarmouches de guérilla çà et là, quand une petite expédition, envoyée pour opérer un léger arrangement dans le temps, tombe dans un embuscade tendue par une autre expédition, envoyée par l’adversaire, pour l’intercepter.

— Comme je vous ai intercepté.

— Heu… grogna Dean. (Puis il se dérida :) Oui, bien sûr, comme vous m’avez intercepté.

À ce moment, Dean était assis le dos contre sa machine, parlant comme s’il allait continuer ainsi de parler… le moment d’après, c’était un véritable déchaînement de mouvement, son corps se détendit comme un ressort, et il plongea sur la clé que tenait Sutton.

Celui-ci bougea instinctivement, ses pieds affermirent leur appui sur le sol, les muscles de ses jambes se tendirent pour redresser son corps, son bras ébaucha un geste pour éloigner la clé.

Mais Dean avait l’avantage d’être parti une bonne seconde plus tôt.

Sutton sentit que la clé lui était arrachée, il la vit luire au soleil quand Dean la leva pour le frapper.

Les lèvres de Dean remuaient, et même en essayant d’esquiver le coup, même en se sentant lever les bras pour protéger sa tête, Sutton lut les mots que prononçaient les lèvres de l’autre :

« Tu te figurais donc que ce serait moi ! »

La douleur explosa dans la tête de Sutton et, dans un bref instant de surprise, il sentit qu’il tombait, que le sol se précipitait vers son visage. Puis il n’y eut plus de sol, mais seulement des ténèbres à travers lesquelles il tombait pendant de longues éternités.

Dans le torrent des siècles
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